On pourrait penser notre monde actuel ouvert, permettant la libre circulation au plus grand nombre.

La réalité est que cette circulation est à géométrie variable. Si le franchissement des frontières est facilité pour une minorité de la population, elle est rendue difficile, voire impossible pour d’autres.

À mesure que les pratiques frontalières de l’Europe se durcissent, les dangers grandissent pour toute personne prenant le chemin de l’exil.

Le risque de perdre la vie aux frontières ou sur les routes devient de plus en plus important.

Chaque année, en moyenne, environ 880 000 personnes demandent l’asile dans l’Union européenne. Cela représente moins de 0,2 % de la population européenne totale (source : Musée de l’Histoire de l’Immigration).

La thématique des frontières constitue le fil rouge de la 10e édition du Festival Interculturalité, porté par plusieurs associations de la région. L’occasion de se pencher sur l’actualité concernant le nouveau pacte européen sur l’asile, décrié par plusieurs organisations de défense des droits humains, dont le CNCD 11.11.11, Centre national de coopération au développement.


Interview
"L’EUROPE FORTERESSE N’EMPÊCHE PAS LES GENS DE MIGRER, ELLE REND LES TRAJETS PLUS LONGS, PLUS VIOLENTS ET PLUS MEURTRIERS." 
Rencontre avec Cécile Vanderstappen Chargée de recherche sur la justice migratoire au CNCD 11.11.11

L’exposition "Frontières" évoque le fait que les frontières n’ont rien de naturel, elles sont plutôt l’expression d’un rapport de force.

Cécile Vanderstappen : Effectivement, c’est d’ailleurs pour cela qu’a été développé le concept de justice migratoire. Il y a un réel constat d’injustice au niveau de la mobilité internationale, une minorité de personnes dans le monde peut voyager librement et avoir la garantie que sa demande de visa lui sera accordée. Si une personne basée en Afrique, en Asie ou en Amérique latine souhaite voyager en Europe, en plus de sa demande de visa, elle devra notamment prouver qu’elle a les moyens de subsistance dans le pays visé, et malgré cela il y a des chances qu’on lui refuse l’obtention.

C’est là qu’apparaît le fantasme migratoire européen, basé sur une peur, celle que ces personnes hors Europe auront d’office l’intention de s’installer chez nous. Ce fait est contraire à l’idée de justice et d’égalité entre les êtres humains. Il y a un ensemble d’idées positives associées au voyage pour les Européens, qui vont à la découverte d’autres cultures et à la rencontre de l’autre. Dans l’autre sens, on perçoit malheureusement un discours assez xénophobe, les "étrangers" viendraient prendre nos emplois, seraient vecteurs d’insécurité, représenteraient une menace pour notre identité, etc.

En vous écoutant, on pense inévitablement aux théories de hiérarchisation racistes qui ne sont pas si lointaines.

Évidemment, ce n’est pas dit tel quel dans les textes légaux, mais les faits montrent que la couleur de peau aura une incidence sur les droits. L’exemple le plus récent concerne la guerre en Ukraine. Pour la première fois dans l’histoire, des mesures de protection temporaires ont été débloquées pour permettre aux personnes de rentrer en Europe.

C’est une très bonne décision, qui a permis de faire face à l’urgence. Toutefois, on sait que les étudiant·es africain·es provenant d’Ukraine n’ont pas été accueilli·es de la même façon. Pourquoi estime-t- on qu’en fonction de son pays d’origine, une personne est plus ou moins capable de supporter la violence et la guerre?

Les médias reprennent régulièrement les termes de "crise migratoire" et de "vagues migratoires" importantes en Europe et en Belgique, qu’en est-il?

Nous ne sommes pas en crise migratoire, mais plutôt en crise de l’accueil. La notion de crise est elle-même questionnable, car cela devient structurel. La Belgique n’était pas le plus mauvais élève en termes d’accueil et de traitement des dossiers, c’est vrai, mais elle se positionne depuis plusieurs années dans une politique de plus en plus répressive, partagée d’ailleurs par beaucoup d’États européens.

Lorsque la NVA avait le portefeuille au secrétariat à l’asile et à la migration, Théo Franken a fermé ce qu’on appelle les "places tampons". Ce sont des places que l’on active ou que l’on ferme en fonction des crises qui peuvent survenir et des dossiers de demande d’asile à traiter. Elles ont été fermées sous prétexte de restriction économique. Nous avons déjà accueilli plus de monde par le passé, notamment en 2015. Nous ne sommes pas dans un état de menace ou de pression impossible à gérer. Nous sommes par contre toujours à flux tendu et voilà pourquoi nous ne pouvons pas faire face à des arrivées plus importantes.


© A. Rodriguez – UNHCR

Par ailleurs, des mesures ont été prises par Nicole de Moor, actuelle Secrétaire d’État à l’asile et à la migration (CD&V).

Elle a décidé de ne plus accueillir, temporairement en principe, les hommes seuls demandeurs d’asile en Belgique dans le réseau Fedasil. Ces hommes se retrouvent donc à la rue une fois inscrits à l’office des étrangers, sans suite de procédure. Si Nicole de Moor hérite effectivement des mesures qui l’ont précédée, cela ne justifie pas ce qu’il se passe actuellement. S’il y avait une réelle volonté d’accueillir, des solutions seraient possibles. Des propositions ont été faites par la société civile pour régler la situation de façon urgente et aussi sur le long terme, elles ont été balayées.

Ces solutions sont tout à fait pragmatiques et déjà prévues dans la loi belge, comme le plan de répartition d’urgence entre les différentes communes. Il suffit de l’activer. Cette politique est complètement en dehors du droit. La Belgique est condamnée par les instances européennes pour sa politique migratoire actuelle, l’état doit payer chaque jour des astreintes, car elle ne respecte pas les conventions internationales. Il y a eu récemment des saisies dans son cabinet, pour défaut de paiement de ces amendes.

Le milieu associatif et les juristes sont en grande inquiétude, car à partir du moment où l’État est condamné, mais qu’il s’assied sur des décisions de justice, quels sont les recours possibles? Combien de temps cela va-t-il durer?

Nous avons le sentiment que la secrétaire d’État laisse pourrir la situation dans l’idée de dissuader de plus en plus les ressortissant·es de pays étrangers à demander la protection en Belgique, à imaginer un avenir possible chez nous.

Quelle position défendez- vous en termes d’accueil?

Nous demandons à avoir une approche globale et cohérente de la politique migratoire, l’accueil en fait partie, mais pas uniquement. Nous estimons qu’il faut remettre de l’égalité et de la solidarité au centre de ces questions. Par exemple : des terres d’Afrique de l’Ouest sont accaparées par l’Occident pour produire des agrocarburants destinés à notre parc automobile à énergie verte. Les agriculteurs sur place se déplacent, car ils ne peuvent plus cultiver dans leur région. Ils arrivent à un moment donné jusqu’en Europe et celleci ferme les bras, disant qu’elle ne peut pas les accueillir.

C’est là que se joue la cohérence des politiques, comment pouvons- nous leur refuser l’accueil alors que nous sommes l’une des causes qui a forcé le départ?

Un second axe de revendications, c’est d’avoir un traitement humain pour les personnes qui arrivent aux frontières européennes, de ne pas les voir comme des gens qui viendraient abuser ou qui représenteraient une menace. Certes, il peut y avoir des contrôles aux frontières, mais les règles doivent être les mêmes pour tout le monde. Il ne peut pas y avoir de traitement différencié selon son pays d’origine. Il faut ensuite absolument légiférer sur une répartition équitable des personnes au sein des pays européens. Nous visons une harmonisation vers le haut des standards d’accueil.


Actualité
"LE PACTE EUROPÉEN SUR LA MIGRATION EST CONTRAIRE AU DROIT INTERNATIONAL"

L’Union européenne a annoncé en décembre dernier une vaste réforme de la politique de l’asile. Dans une carte blanche, le CNCD-11.11.11, avec d’autres signataires, a déclaré cette réforme contraire aux droits fondamentaux. Ce pacte a été présenté pour la première fois en 2020 et comporte 5 volets. Cécile Vanderstappen, chargée de recherche sur la justice migratoire au CNCD- 11.11.11 commente certains points marquants: "Ce qui est prévu en dehors des frontières, c’est d’avoir les pays du sud comme “partenaires”, ou plutôt gendarmes de l’Europe, qui auront la mission de réduire au maximum les départs depuis leurs pays et d’accepter de reprendre leurs ressortissants qui auraient été contrôlés en situation irrégulière."

Un pacte qui renforce les frontières

Il y a aussi tout ce qui va se passer aux frontières, avec la création d’énormes centres, dans lesquels les personnes passeront un screening qui va durer à peu près 5 jours. Il s’agit d’une procédure qui analyse leur situation, leur parcours. Suivront analyses de santé, d’éducation, prises d’empreintes à destination d’une base de données européenne, etc. "Ce que l’on comprend dans le texte, c’est que durant ce screening, la détention sera quasiment systématique à partir de 12 ans, ce qui revient donc à considérer un enfant comme majeur. La liberté est laissée aux états de choisir un système moins coercitif s’ils le souhaitent, mais la détention n’est en tout cas pas proscrite."


© Michel Dubois – CNCD 11 11 11

Un pacte contre les migrations : détenir, trier, expulser

Le résultat du screening va dicter aux autorités vers quelle procédure d’asile rediriger le·la demandeur·euse: accélérée, ou ordinaire. "La procédure accélérée va se baser sur le pays d’origine, si vous venez d’un pays dont le taux de protection est inférieur à 20%, on estime que vous avez très très peu de chances d’obtenir un statut de réfugié·e dans n’importe quel pays européen. Jusqu’à ce que votre pays d’origine accepte de vous réadmettre, la détention peut donc se prolonger."

Si vous venez d’un pays dont le taux de protection est supérieur à 20 % au niveau de la moyenne européenne, alors vous allez vers une procédure ordinaire qui vous permettra, si la décision finale est positive, d’obtenir le statut de réfugié· en Europe, si elle est négative, de retourner dans le pays par lequel vous avez transité, voire votre pays d’origine.

"Ce tri entre les personnes selon le pays d’origine au niveau des frontières des pays de première entrée n’existait pas auparavant. Cet élément est contraire au droit international, car dans une procédure, il faut prendre chaque situation au cas par cas, le pays peut compter, mais ne doit pas devenir un critère excluant tous les autres!"

Outre les dérives citées au niveau de la détention et du droit des enfants, le CNCD-11.11.11 dénonce également le manque de prise en compte des vulnérabilités: "On sait par exemple que les femmes qui fuient des pays en guerre subissent des violences sexuelles ou des violences de genre, soit dans leurs pays d’origine soit sur le parcours de l’exil. Ce n’est pas en cinq jours dans un système de détention qu’elles se sentiront assez en confiance pour expliquer leur vécu… Autre exemple, si vous êtes ressortissant·e du Sénégal, jugé pays sécuritaire, vous serez considéré·e comme migrant·e économique et votre demande de protection aboutira à une décision négative. Pourtant, il y a encore criminalisation des personnes en fonction de leur genre et de l’homosexualité, avec des peines de prison pouvant être très lourdes. Ne pas prendre en compte la question de façon individuelle, c’est potentiellement passer à côté de situations tragiques qui demandent une prise en charge et une attention particulière."

Un pacte inefficace… et coûteux

Selon les organisations, il apparaîtra rapidement que les propositions du pacte, non seulement portent atteinte aux droits fondamentaux, mais qu’elles sont également inapplicables dans la pratique étant donné leur complexité et leur coût. Comme évoqué plus haut, la mise en pratique de ce pacte implique en effet la construction de centres de détention ainsi qu’un investissement accru dans la surveillance et le contrôle des frontières. L’Espagne, l’Italie, la Grèce, Chypre, Malte, pays de première entrée de la méditerranée, sont les lieux visés par la construction de ces structures.

Les organisations insistent une nouvelle fois sur la nécessité d’un modèle alternatif basé sur une forte coopération avec les pays de premier asile, offrant un soutien pour de meilleures conditions d’accueil. Ce modèle devrait également se concentrer sur des engagements plus ambitieux en matière de réinstallation des personnes réfugiées en Europe et sur la création de nouvelles voies sûres et légales de migrations.


© Arnaud Ghys

Dans le cadre de ce modèle, la charge de l’accueil devrait être répartie équitablement dans l’ensemble de l’UE grâce à un plan de répartition qui tient compte des paramètres socio-économiques des États. "La politique de l’Europe forteresse a pour seule conséquence de rendre les trajets beaucoup plus longs et plus violents. Les personnes sont amenées à faire appel à plus d’intermédiaires, et donc de trafiquants. Les chiffres montrent que les parcours par des voies irrégulières ne cessent d’être en augmentation, c’est la preuve que les gens continuent de prendre la route de l’exil, simplement car il n’y a pas d’autres choix. Les campagnes de dissuasion et le renforcement des contrôles n’y changeront rien."

Le 20 décembre dernier, le conseil qui représente tous les États de l’Union européenne s’est mis d’accord sur l’ensemble des 5 volets que comprend ce pacte. S’il doit encore faire l’objet de validation par les différentes institutions européennes, il n’y a plus de frein à ce qu’il soit adopté officiellement, très probablement en juin 2024. Cécile Vanderstappen conclut "À partir du moment où il y a accord politique, c’est un signal fort envoyé au monde.


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10e édition

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