Un dossier où nous restituons la mémoire de plusieurs femmes Italiennes avec l’historienne Anne Morelli, dans lequel nous (re)faisons connaissance avec l’ASBL verviétoise Casa Nostra et sa nouvelle présidente Cynthia Cerami.

Nous ferons enfin une petite escale au coeur de nos identités linguistiques multiples et métissées…

Bon voyage!










Anne Morelli
"Restituer la mémoire des femmes qui ont lutté pour l’émancipation." 

Rencontre avec Anne Morelli, historienne belge d’origine italienne, spécialisée dans l’histoire des religions et des minorités. Elle a donné en septembre dernier dans le cadre des 70 ans de l’ASBL Casa Nostra une conférence consacrée aux femmes Italiennes ayant marqué leur pays. Des personnalités connues pour avoir ouvert des voies, notamment en politique, mais aussi des femmes anonymes. Jugées durement à l’époque, elles figurent aujourd’hui comme précurseuses.



Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à ces femmes italiennes, et surtout, à certaines qui n’ont pas été retenues par l’Histoire avec un grand H?

Ma spécialité, c’est l’histoire de l’immigration des Italien·nes en Belgique. Cela n’exclut évidemment pas le fait d’étudier les Italien·nes en Italie! Par ailleurs, effectivement, on peut constater que l’Histoire ne retient pas les minorités. Cela peut être les minorités religieuses, culturelles… et les femmes, qui représentent plutôt une majorité en réalité, mais qui sont traitées de façon minoritaire. Je voulais donc comprendre ce qui a permis de faire bouger les lignes politiques en leur faveur depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 2000.

L’idée est de restituer des destins de femmes qui ont lutté sous le fascisme, dans une société où elles étaient dans une position de subordonnée. On peut rappeler par exemple que Mussolini récompensait d’une médaille les femmes qui avaient plus de 10 enfants, c’était les cantonner au devoir reproducteur, sans rôle dans la vie publique.

À quel moment les lignes bougent-elles?

À partir de 1943, la guerre représente une coupure, car il y a pas mal de résistance en Italie contre le régime nazi fasciste avec, dans le lot, un certain nombre de femmes. Au moment de la libération, cela leur donne la légitimité nécessaire pour prendre une part active en politique. Des élections sont organisées, pour voter la république contre la monarchie qui avait mis Mussolini au pouvoir, et aussi pour les futurs constituants, c’est-à-dire les personnes qui vont élaborer la constitution.

Parmi ces constituants, on retrouve 21 femmes, des féministes et des démocrates-chrétiennes. C’est la première fois que des femmes sont éligibles à de telles fonctions. Elles vont ensemble travailler à inscrire l’égalité femme-homme dans cette nouvelle constitution.

Avec quels types de revendications concrètement?

Jusqu’alors, la loi était impitoyable envers les femmes et favorable aux hommes. Elles souhaitent notamment qu’on leur reconnaisse le droit de faire tous les métiers. Malheureusement, elles rencontrent une résistance assez forte, par exemple concernant le fait de pouvoir accéder à la magistrature. Les arguments qui sont posés à l’époque nous feraient rire aujourd’hui, mais ils sont plutôt à pleurer ; on dit que les femmes ont une nature "trop fragile" pour occuper de telles fonctions, si elles ont leurs règles, elles risquent de juger de façon illogique. Autre argument particulièrement fou, on prétend qu’une femme magistrate pourrait tomber amoureuse d’un accusé. Si la nouvelle constitution est assez démocratique pour son époque, la société italienne reste malgré tout extrêmement machiste.

Et actuellement, quel est l’état de l’égalité femme-homme en Italie?

Dans les années 70-80, l’Italie était à l’avant-garde du féminisme, il y avait beaucoup de manifestations, des maisons des femmes dans tout le pays. Puis il y a eu un ressac, ce mouvement n’a pas été suivi par la nouvelle génération et cela s’est donc un peu éteint. Silvio Berlusconi, qui fut président du Conseil des ministres dans les années 90 et 2000 a contribué négativement à l’image des femmes. Il était tout le temps entouré de jeunes filles très belles et très soumises, dont il faisait la promotion à la télévision contre des faveurs sexuelles. Cela laisse également des traces en Italie.

L’Italie a un des taux les plus bas d’Europe concernant la mise au travail des femmes. Un des facteurs est le manque de crèche. Selon moi, permettre aux femmes de travailler est la voie de l’émancipation, car l’indépendance économique peut leur permettre de se sortir de situations maritales violentes ou abusives.

Je terminerai par des faits divers représentatifs de l’état de pensée. Encore en 2023, des viols sont peu punis, car la société met en question la façon dont peut être habillée la victime. J’ai vu récemment dans un journal italien un vieux surveillant de 76 ans acquitté alors qu’il a agressé une jeune fille de 17 ans, il a mis ses mains dans sa culotte pour lui palper les fesses. Les juges ont estimé qu’il s’agissait là d’un petit amusement assez innocent, que la jupe était tout de même trop courte et qu’après tout, ce n’était pas un viol. Ces exemples montrent que même si les lois évoluent, cela prend du temps pour que les mentalités suivent.


Des femmes italiennes qui ont transgressé les normes

Giulia Occhini (1922- 1993), l’amour interdit



Née à Naples, Giulia Occhini a été impliquée dans une relation sentimentale extraconjugale avec le coureur cycliste Fausto Coppi dans les années 50, ce qui à l’époque a provoqué un énorme scandale. Elle est aussi connue sous le nom de la "Dame blanche", un surnom dû au manteau couleur neige qu’elle portait sur une photo qui la montre à côté de Fausto Coppi.

Anne Morelli: "Le divorce n’existait pas en Italie. Le couple fut durement frappé parce qu’ illégitime. Détention, passeports retirés… il fut interdit à Giulia de voir ses enfants, nés d’un premier mariage. Leur fils commun, Faustino, naquit en Argentine où Giulia s’était enfuie."

Ce n’est qu’en 1970 que la loi sur le divorce est votée, suite à un référendum, mettant fin à une série de situations familiales difficiles et parfois tragiques.

Franca Viola (1948), la femme qui refusa d’épouser son violeur



Franca Viola, née le 9 janvier 1948 à Alcamo, est devenue célèbre dans les années 1960 pour avoir refusé un "mariage réparateur" (en italien : matrimonio riparatore) avec son bourreau après avoir été enlevée et violée.

Anne Morelli: "En Italie existait une loi sur le mariage réparateur, elle permettait aux hommes de violer les femmes, pour autant qu’ils proposent le mariage à leurs victimes, leur évitant le déshonneur au regard de la société."

Elle est l’une des premières femmes italiennes à refuser publiquement d’épouser son violeur et à porter l’affaire devant la justice. Elle devient ainsi un symbole du progrès culturel et de l’émancipation des femmes dans l’Italie d’après-guerre.

Franca Viola dira "Le déshonneur doit être pour celui qui commet le viol, pas pour celle qui le subit". Il faudra toutefois attendre 1981 pour que le mariage réparateur soit supprimé du Code civil italien.

Claudia Beltramo Ceppi (1948), la lutte contre le test de virginité



En 1966, cette lycéenne Milanaise de 17 ans refuse le "test de virginité" auquel on veut la soumettre et qui a été instauré pendant le fascisme pour les jeunes filles "délinquantes".

Anne Morelli: "Peu importe l’infraction pour laquelle vous étiez arrêtée, le test de virginité était demandé. Une jeune fille qui n’avait pas son test était de facto suspecte. Claudia Ceppi a eu la chance d’avoir un père avocat avec qui elle a pu mener un combat devant les tribunaux. 2000 élèves la soutiendront en manifestant. Elle est finalement acquittée et le test ne sera plus appliqué."

Claudia Ceppi a co-écrit une enquête sur les jeunes et le rapport à la sexualité, publiée dans un journal étudiant, prélude au mouvement contestataire de mai 68. Dans cet article, on peut lire: "Nous voulons que tout le monde soit libre de faire ce qu’il veut tant qu’il ne porte pas atteinte à la liberté des autres. Nous sommes pour la liberté sexuelle absolue et le changement total de mentalité. (…) La religion, dans le domaine sexuel, est porteuse de complexes de culpabilité".


Casa Nostra, Cercle culturel italien de Verviers
Cynthia Cerami "Casa Nostra est intimement liée à la vague d’immigration italienne." 

Le 70e anniversaire de la Casa Nostra marque aussi l’arrivée de la première femme à la présidence de l’association, Cynthia Cerami. Une prise de fonctions qui impulse assez naturellement le fait que cet anniversaire rende hommage aux femmes, aux Donne Italiane. Avec elle, nous en apprenons un peu plus sur cette ASBL à la longévité exceptionnelle.



Qu’est-ce qui a motivé la création de l’ASBL Casa Nostra il y a 70 ans maintenant?

L’histoire de la Casa Nostra est intimement liée à la vague d’immigration italienne déclenchée par des Accords entre la Belgique et l’Italie en 1946. Invités par la Belgique à prendre part à la "Bataille du Charbon", des milliers de travailleurs Italiens viennent alors chaque jour en Belgique et un premier lot arrive à Battice (Herve) dès octobre 1946. Les conditions sont difficiles. Pour soutenir et accompagner les migrant·es, une "Mission catholique italienne" voit le jour à Verviers. Elle est guidée par un capucin de Modène: Padre Cipriano.

En 1953, avec le concours du Bourgmestre de Verviers (Adrien Houget), entouré d’industriels, de négociants en laine, de commerçants et d’entrepreneurs Italiens déjà établis dans la ville, une ASBL est créée. Le Bourgmestre en est le premier président ! Les relations commerciales et parfois familiales entre la cité lainière et ses clients Italiens sont pour beaucoup dans cet extraordinaire accueil. L’ambassadeur d’Italie et le Nonce apostolique sont reçus en grande pompe par les autorités et inaugurent le local place Verte.


Quelles sont vos missions? Diffèrent-elles des missions initiales?

Certaines de nos missions ont évolué depuis 1953, d’autres sont restées intactes, comme par exemple la volonté de rassembler les ami·es Belges et Italien·nes dans un lieu convivial et de favoriser les échanges autour de la culture italienne. Ce but social, qui n’a jamais été modifié, est d’ailleurs celui qui me touche le plus, car il prouve que, depuis sa création, la Casa Nostra a toujours privilégié l’ouverture vers les autres au lieu de replier la communauté sur ellemême.

En 2018, sous la présidence de Giorgio Campioli, un tournant important s’opère: la dénomination "Cercle culturel italien de Verviers" remplace "La Mission catholique italienne". Son objet social n’est plus "d’assister physiquement et moralement les ressortissant·es d’origine italienne immigré·es dans la région verviétoise". En somme, il n’est plus nécessaire de faciliter l’inclusion des Italien·nes en Belgique, car leur place dans la population belge est désormais une évidence.

À la création de la Casa Nostra, l’objectif était de "soigner le mal du pays". 70 ans plus tard, il est celui de cultiver l’ italianità, l’amour de ce qui est italien. La Casa Nostra a toujours privilégié l’ouverture vers les autres.

Pourquoi avoir choisi les femmes comme fil rouge de cet anniversaire?

Avec mon arrivée récente à la présidence, il m’a paru naturel de rendre hommage à toutes les femmes qui avaient oeuvré pour la Casa Nostra depuis sa création. Et il y en a eu un grand nombre! Consiglia Zanmolo Martucci, une de ces femmes, a reçu le 26 septembre dernier lors de la conférence d’Anne Morelli à Verviers, le Prix de la Donna Italiana des mains du Consul honoraire d’Italie à Liège, Domenico Petta, pour son implication dans la Casa Nostra et pour avoir oeuvré dans l’ombre de l’immigration italienne à Verviers.

La Casa Nostra a toujours été présidée jusqu’à présent par des hommes illustres, bourgmestres, industriels lainiers, chefs d’entreprises…elle a été fondée et menée d’une main de maître par un homme d’église charismatique qui a marqué Verviers, le Padre Cipriano.

Toutefois, sans toutes ces femmes dévouées qui ont travaillé dur et sans projecteur pour la Casa Nostra, l’association ne serait pas ce qu’elle est devenue. Nous tenions à toutes les remercier lors de cette célébration. Les femmes sont le principal vecteur de la culture et des traditions en Italie. La Donna Italiana, c’est l’événement qui met en avant les femmes italiennes et de manière transversale, toutes les femmes en général.

Quels sont les envies de l’ASBL, les objectifs pour les années à venir?

Nous rencontrons deux publics: celles et ceux qui ont reçu l’Italie en héritage, et les personnes qui ont le goût de l’Italie. Notre objectif est de donner la possibilité aux premier·es de renouer avec leurs racines et aux second·es de les découvrir. Depuis plus d’un an, notre envie est de diversifier nos activités, proposer des projets inédits et développer nos partenariats.

Nous souhaitons continuer dans ce sens. La promotion de la culture italienne ne passe pas uniquement par la connaissance de la langue. La Casa Nostra n’offre pas seulement des cours d’italien, mais propose également un panel d’activités comme des cours de cuisine italienne, du cinéma, des spectacles de théâtre, des concerts, des conférences, des expositions d’artistes, des rencontres littéraires, des repas festifs, des voyages…


Des "Donne Italiane" en grande discussion donnent un air d’Italie à un coin de Verviers. source : Casa Nostra, quelle histoire


MOTS VOYAGEURS
Quelques italianismes

"On sait que le français est une langue issue du latin, mais on oublie souvent qu’il s’est enrichi au cours de sa longue histoire d’apports venus des quatre coins du monde. (…) Les mots ont souvent fait des voyages au long cours avant de s’implanter en français" (L’aventure des mots français venus d’ailleurs, Henriette Walter, Éditions Robert Laffont, 1997).

Des apports celtiques, germaniques et grecs, mais aussi arabes, néerlandais, espagnols, anglais, amérindiens, africains, persans, turcs, japonais… et bien évidemment italiens! En effet, on compte environ 700 "italianismes" (mots issus de la langue italienne transposés dans une autre langue). L’italien est la deuxième langue, après l’anglais, quant au nombre de mots empruntés.

La majorité de ces emprunts datent du xvie siècle. Le français et l’italien étant toutes deux des langues romanes, cela a rendu plus facile l’intégration de ces termes dans le dictionnaire français. Les "Mots voyageurs" seront le thème de la prochaine édition des Mots nous rassemblent, festival dédié à l’écriture et à la lecture.

En guise de préambule, nous vous donnons quelques exemples de mots issus de l’italien qui font aujourd’hui partie de notre langage courant!

Banque
À l’origine, le mot banque est issu de banca signifiant comptoir de vente.

Grotesque
Ce mot est emprunté à la langue italienne, grottesca, qui s’applique à des ornements muraux trop riches et ridicules.

Alarme
En Italie, all’arme veut dire "aux armes". Dans une garnison, si on crie "aux armes", c’est qu’il y a une alarme.

Canaille
Vient de l’italien canaglia (cane, "chien"), littéralement "troupe de chiens", a remplacé le mot français "chiennaille".

Source : www.ilristorante.fr