Le projet Défil'éco est l’occasion de jeter un œil plus aiguisé sur nos garde-robes et ce qu’elles contiennent. Rendez-vous très loin des cabines d’essayage pour décoder ce que nous disent du monde nos t-shirts affublés de mentions "100 % polyester" ou "made in India"...

Interview 
"Le vêtement mérite d’être un peu plus aimé!"

Sandrine Counson est professeure en Histoire du vêtement à l’HELMO et gestionnaire de Slow31, un projet de garde-robe partagée.

Par ses activités, cette "amoureuse du vêtement" transmet sa passion de la mode, souligne ses dérives et interroge nos modes de consommation. 

Entre les tringles de son vestiaire partagé, la "slow" modeuse liégeoise nous explique: "En 2023, coût bas et bonne qualité, ça n’existe plus. Et l’inverse est malheureusement aussi possible." 


Comment est né Slow 31 et en quoi consiste ce projet?


Je suis une amoureuse du vêtement, je chine depuis mes 18 ans et pourtant, je suis aussi cette jeune femme qui avec son premier salaire sort de chez H&M avec des sacs remplis. En 2013 survient l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh (NDLR : le 24 avril 2013, l’effondrement du bâtiment Rana Plaza, près de Dacca au Bangladesh, a fait plus de 1100 morts et se classe parmi les catastrophes les plus meurtrières de l’histoire du travail. L’immeuble abritait plusieurs ateliers de confection, travaillant pour des marques de vêtements internationales. Ce drame est considéré comme un symbole des abus de la fast fashion).

Cet événement et tout ce que je savais déjà sur les ravages de l’industrie textile (pollution, conditions de travail déplorables des ouvriers à l’autre bout du monde...) m’ont amenée à une remise en question. Avec Marie Lovenberg, costumière au Théâtre de Liège, nous avons donc créé Slow Fashion Belgium, une plateforme d’échanges de contenus autour de marques éthiques et d’alternatives à l’achat de vêtements neufs.

Toutes ces expériences nous ont menées à la création de l’ASBL Slow31 et d’une garde-robe partagée. L’idée n’est donc pas de vendre des vêtements mais de recourir au troc. Chaque personne peut déposer dans notre boutique des vêtements, des accessoires, des chaussures... et reçoit des points, des "slowies" qui peuvent être échangés avec des pièces du stock de l’ASBL.

Slow31, c’est donc l’idée de "se mettre sur son 31" avec plus de respect pour la planète, pour les gens et pour nous-mêmes! Ce projet est une alternative à d’autres modèles dans la mesure où il vient questionner le besoin que nous éprouvons tout·es à posséder des biens et au supposé bonheur qu’ils nous procurent.



Justement, notre rapport à la mode et aux vêtements a beaucoup évolué au fil des siècles, comment?

La mode telle qu’on la connaît émerge au XIXe siècle, lors de la révolution industrielle. Les vêtements sont alors façonnés par des tailleurs, des couturières et sont donc réservés à la bourgeoisie. Une fois usés jusqu’à la corde, ces vêtements sont donnés à des fripiers qui les réparent et les re- vendent à prix modiques.

Lors de deux conflits mondiaux, l’économie européenne est à genoux pendant que l’économie américaine bat son plein. Les années 40 voient arriver en Europe le ready to wear ou prêt-à-porter, qui permet à une plus grande partie de la population d’accéder à des vêtements de qualité à moindre coût. Malheureusement, une bascule s’opère, on passe du prêt-à-porter au prêt-à-jeter, du libéralisme à l’ultralibéralisme qui va autoriser la délocalisation de nos savoir-faire ailleurs, avec une main-d’œuvre moins chère. Cela implique aussi pour de grandes marques de travailler avec des sous-traitants sans maîtrise réelle sur les conditions dans lesquelles sont produits les vêtements.

Quels sont les éléments qui sous-tendent le concept de fast fashion?

La définition va au-delà de la simple traduction littérale de "mode rapide". C’est un système de production de vêtements qui est délétère pour la planète et pour les gens qui les fabriquent, à cause de l’énorme pression pesant sur la chaîne de production. C’est aussi une marge maximale pour les entreprises rendue possible par le fait de rabaisser au maximum les salaires. Les termes qui peuvent être associés à la fast fashion sont la surproduction, la surconsommation, les bas prix, une mauvaise qualité, une communication nébuleuse, du greenwashing.

Il y a aussi l’ultra fast fashion avec des sites comme Shein qui propose 1000 vêtements différents sur une semaine, avec une production rapide en 48 heures, de la création du vêtement à la vente en ligne.



Photo: "I made your clothes", "Who made my clothes?" ("J’ai fabriqué vos vêtements", "Qui a fabriqué mes vêtements?"). Les actions du mouvement activiste Fashion Revolution ont pour objectif d’inciter l’industrie mondiale de la mode à préserver et restaurer l’environnement, et à accorder de l’importance aux personnes plutôt qu’à la croissance et au profit. – fashionrevolution.org

Tu évoques le greenwashing. De nombreuses entreprises ont recourt à ce procédé, aussi appelé "marketing vert", pour mettre en avant leur volonté de s’inscrire dans une démarche plus écologique ou éthique.

Mon avis sur le greenwashing n’est pas forcément partagé par mes collègues de la mode éthique. Effectivement, on peut dire que ce procédé est du "façadisme", on met une sorte de label vert sur une enseigne pour embellir son image en surface, en amenant éventuellement un peu de clarté sur ses pratiques. De mon point de vue, le greenwashing est une mauvaise réponse aux inquiétudes des gens, mais c’est une réponse tout de même. Elle peut toutefois venir réactiver l’idée qu’en tant que consommateur nous avons un pouvoir. Si nous manifestons notre ras-le-bol et notre besoin de changer nos habitudes, nous pouvons faire pression.

Ne pas succomber à la fast fashion ou aux sirènes du greenwashing, c’est aussi "muscler" sa capacité de résistance à la pub, aux besoins créés artificiellement.

Oui c’est vrai, c’est un réel processus de se libérer de ce besoin d’achats. Quelqu’un m’a dit un jour qu’acheter des vêtements était son plaisir. Ma proposition serait de lister tous ses plaisirs : voir un film, se promener, boire un verre... et d’analyser si ces éléments produisent le même niveau de plaisir. Si c’est le cas, la prochaine fois que l’on ressent le besoin de se faire plaisir, on pourra d’abord recourir à d’autres "cartouches". C’est important de pouvoir conscientiser ses besoins.

Je ne dis pas qu’il faut changer ses habitudes du tout au tout, car c’est le meilleur moyen de se décourager. Je suis très favorable aux petits pas. Dans la situation actuelle, toute action qui tend vers un mode de consommation plus respectueux est bonne à prendre. C’est le principe des quick wins ou des "petites victoires", trouver de façon assez rapide des possibilités d’adapter son quotidien vers un objectif sans que cela le chamboule complètement.

Une plateforme comme Vinted est souvent présentée comme une alternative accessible.

De supers chiffres ont été annoncés concernant la seconde main par Shread Up, plateforme de seconde main aux États-Unis. (NDLR : de 12 milliards d’euros en 2020, le marché du textile de seconde main vendu sur les plateformes en ligne est passé à 16 milliards cette année. Il devrait plus que doubler d’ici 2025, les prévisions font état d’un revenu global attendu de 34 milliards d’euros. Le classement 2021 est emmené par Vinted, qui chipe la première place à eBay. – Source : L’Écho, 10.12.2021)

La question est, à qui profite ces bénéfices? À de grandes entreprises qui quelque part "pervertissent" les bons systèmes. Vinted, c’est le bon exemple d’une bonne idée qui dérape. Nous aimerions que cet argent profite à des petites boutiques. Selon moi, si l’on veut faire l’expérience de la seconde main, il est important de pousser la porte d’une boutique, de toucher les vêtements, de les essayer.

Coralie Muylaert, doctorante à l’ULiège ayant développé une thèse sur le changement des pratiques de consommation des vêtements, explique que le fait de prendre sa voiture pour aller chercher un colis Vinted détruit l’effort qui pourrait être produit par l’achat de seconde main. Sans parler de l’acheminement, de l’emballage...

Le greenwashing nous empêcherait-t-il de voir les alternatives?

Les grandes entreprises viennent s’imprégner du lexique et des processus de marques plus éthiques, en les détournant à leurs propres avantages.

On a par exemple H&M qui propose à ses clients de ramener leurs vêtements usés contre des bons d’achat... Cela encourage donc à nouveau la surconsommation, c’est double gain pour la marque! C’est l’économie circulaire utilisée à mauvais escient.

Autre exemple, Bellerose, marque belge assez onéreuse, essaie de déjouer la revente de ses produits sur Vinted en proposant sur son site un onglet soft price (prix doux) avec des produits d’anciennes collections. Cela permet à la marque de capter une nouvelle clientèle, avec en bout de chaîne des produits qui ne retrouvent donc plus dans des friperies ou des magasins de seconde main. C’est une façon de court-circuiter l’économie sociale.



CHIFFRES

L'industrie mondiale de la mode représente 1 700 milliards de dollars, en 2017. Aujourd’hui, la fast fashion touche 98 % des gens dans le monde. Le luxe bien moins de 1 %.

En 15 ans, la consommation occidentale de vêtements a augmenté de 60 %. Au Bangladesh, les textiles représentent plus de 70 % de toutes les exportations du pays. Avec la Chine, l’Inde et le Cambodge, le Bangladesh est l’un des plus grands exportateurs de textiles mondiaux.

En Inde, une usine officielle emploie environ 800 personnes (dont 90 % sont des femmes), six jours sur sept et dix heures par jour pour des salaires mensuels de 90 €.

L’industrie textile rejette chaque année 1,2 milliard de tonnes de gaz à effet de serre. La hausse de la pollution est directement liée à la baisse des prix du vêtement.

Source: La fast fashion en chiffres, La Libre,23.04.2021



ANALYSE
Zeeman, des réponses "honnêtes" à des pratiques douteuses?

"Le fabricant de ce produit est-il payé assez décemment?" ou encore "Ce produit a-t-il été fabriqué par des enfants?". À ces questions que se posent les client·es sur leurs vêtements très bon marché, l’enseigne Zeeman a choisi d’y répondre "honnêtement".



Depuis le 3 mars, une page spéciale permanente de questions-réponses est disponible sur le site web de la marque (à la date de publication de cet article, la campagne n’est plus accessible sur le site de Zeeman). Les intéressé·es pourront facilement partager leurs questions ou vérifier si celles-ci ont déjà été posées par quelqu’un d’autre.

La durabilité est un sujet brûlant dans l’industrie du textile. De plus en plus de grandes marques de mode veulent montrer qu’elles en sont conscientes. Le problème? Ces entreprises se contentent généralement de faire du greenwashing: elles font quelques efforts minimes, en font largement la publicité, mais continuent leurs pratiques polluantes.

Transparence?

Sandrine Counson décrypte la campagne de Zeeman avec nous: "Le jargon utilisé est celui que l’on retrouve dans la communication de marques éthiques: parler de proximité, du fait de payer les fournisseurs immédiatement après l’expédition, un faible coût marketing... Zeeman veut montrer par tous les moyens qu’elle est dans une stratégie d’effort vis-à-vis des enjeux écologiques et sociaux actuels, mais cela reste du greenwashing".

Communication prématurée

Niki de Schryver est la fondatrice de COSH ! la plateforme de mode écoresponsable, qui recueille des informations transparentes sur les marques de vêtements à l’intention des consommateurs·trices. Interrogée par Het Laatste Nieuws elle explique: "Nous appelons cela “la communication prématurée”. Lorsqu’une entreprise se vante déjà des mesures qu’elle veut prendre, avant même d’avoir obtenu des résultats. Les consommateurs·trices les plus exigeant·es ne se laisseront pas impressionner. Mais beaucoup d’autres personnes pensent simplement: “Oh, Zeeman est aussi durable maintenant”. Et c’est la seule chose qui compte".

COSH ! s’est penchée sur les affirmations de Zeeman dans sa nouvelle campagne. "La marque travaille à la réduction du travail des enfants, et en effet, celui-ci a déjà été réduit dans les usines d’assemblage. Mais nous savons qu’il ne disparaît pas: il se cache plus profondément dans la chaîne. C’est une bonne chose que Zeeman nous encourage à remettre en question les vêtements bon marché. Mais les réponses données sont trop vagues et ne sont pas rassurantes. La façon dont Zeeman fonctionne aujourd’hui n’est pas encore vraiment correcte. Et l’entreprise ne nous le dit pas", conclut Niki de Schryver.

Source: Zeeman se montre « honnête » quant à ses prix bas : mais est-ce vraiment une bonne chose ?, 7sur7, 10.03.2023