Bien souvent, on passe à côté de statues, on marche sur des boulevards sans connaître l’histoire qui s’y rapporte. Pourtant, les quatre-vingts années d’occupation coloniale léopoldienne et belge en Afrique centrale ont laissé leurs traces dans notre espace public à travers un ensemble de noms de rue et de monuments attribués ou érigés à la gloire de la colonisation et des colons.
La propagande coloniale a été un outil puissant à l’époque coloniale afin de légitimer l’oeuvre colonisatrice belge sur le continent africain. Lors de la proclamation des indépendances des pays africains, la logique aurait voulu que la propagande coloniale prenne fin et que sa déconstruction soit engagée par les États l’ayant instaurée. Pourtant, cette propagande circule encore de nos jours dans l’inconscient collectif et se retrouve notamment dans l’espace public belge. De plus en plus de personnes et d’associations s’opposent à cette glorification de la colonisation, qui continue à véhiculer une image positive de la colonisation dans des lieux où beaucoup de gens passent chaque jour.
Pour le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations (CMCLD), "la décolonisation est un processus généralisé et coordonné de déconstruction de la propagande coloniale, des mentalités, des pratiques, des institutions, des savoirs et, par ricochet, des relations interpersonnelles, aboutissant à une société débarrassée du racisme, du racisme anti-Noir·e·s, des stéréotypes et des préjugés menant aux discriminations."
Ainsi, l’espace public constitue un des vecteurs par lesquels peut s’opérer la décolonisation, en le questionnant et en y revendiquant certains messages.
Patrimoine colonial belge
L’espace public a vocation à être un espace commun censé faire corps. Cependant, loin d’être neutre, il est une véritable ode à l’oeuvre de la colonisation, et une multitude d’éléments témoignent de la présence et de la continuité de la propagande coloniale dans notre société contemporaine. Quels messages l’espace public envoie-t-il aux millions de Belges qui y circulent tous les jours, et plus particulièrement, aux personnes africaines et afro-descendantes? Quelle conception de cet espace collectif entendons-nous promouvoir?
Décoloniser l’espace public verviétois
À Verviers, LaFACeB, collectif associatif et citoyen, mène un travail de réflexion depuis plusieurs années sur ces questions. Avec notamment l’organisation de ses parcours décoloniaux dans les rues verviétoises, il ouvre le débat sur la thématique de la propagande coloniale qui sévit dans les rues que nous empruntons chaque jour.
À la suite d’un long processus, une concertation citoyenne s’apprête à présenter à l’administration communale une série de recommandations, d’actions concrètes favorisant l’émergence d’une ville "antiraciste, inclusive, où chaque citoyen·ne se sent reconnu·e".
Source: extraits choisis de l’article Décolonisation de l’espace public: un débat à recentrer, Natrimoine, Sept.‑nov. 2022.
INTERVIEW
"LES LIEUX QUI FONT RÉFÉRENCE À LA COLONISATION VÉHICULENT UNE HISTOIRE TRONQUÉE"
Virginie Fyon, membre du collectif LaFACeB et coordinatrice de La Belle Diversité.
En quoi cela consiste, un travail de décolonisation de l’espace public?
Virginie Fyon: Notre espace public n’est pas neutre, les noms que l’on donne aux rues, les statues que l’on décide d’ériger ou pas, les monuments… tout cela est porteur de sens, de discours. Il y a des traces de propagande coloniale partout en Belgique et aussi à Verviers, qui font référence à ce pan de notre histoire avec un narratif tout à fait critiquable. L’importance de la représentation d’autres narratifs dans l’espace public est d’ailleurs un constat partagé avec les groupes féministes, qui pointent également l’importance d’avoir d’autres références, d’autres noms, d’autres figures à honorer dans les lieux que nous empruntons quotidiennement.
En quoi ces traces coloniales sont-elles problématiques et font lien avec le racisme actuel?
À Verviers, nous n’avons pas comme à Bruxelles une énorme statue de Léopold II sur son cheval, mais les traces de propagande coloniale que nous pointons n’en restent pas moins violentes.
Nous avons par exemple une avenue Léopold II, ce qui est déjà une mise à l’honneur qui prête à réflexion. Autre exemple, sur la plaque qui se trouve sur les escaliers de la Chic-Chac, on peut lire que la colonisation est une grande entreprise qui a "oeuvré" à la civilisation. Il s’agit là d’un propos raciste, qui peut réellement heurter. C’est une plaque discrète, devant laquelle on a pu passer peut-être des milliers de fois sans y prêter attention, c’est donc une trace plus indirecte de la propagande coloniale, mais le message qu’elle délivre est tout aussi contestable.
Le sujet de décolonisation de l’espace public est parfois présenté de façon réductrice, qui serait de "déboulonner des statues". Cela peut freiner le débat sur d’autres manières d’agir sur ces éléments.
En effet, cette décolonisation peut prendre des formes différentes. La balade décoloniale que le collectif LaFACeB anime à Verviers depuis plusieurs années, qui consiste à pointer ces éléments de propagande coloniale et à les décoder, est déjà une action en ce sens. Lorsque nous menons cette balade, une question que les personnes nous renvoient assez rapidement est: "quels actes concrets préconisez- vous?". Le pas supplémentaire que nous avons souhaité faire a donc été de réfléchir avec des groupes citoyens aux changements possibles sur ces noms de rues, ces places, ces plaques commémoratives, ces statues.
Est-ce qu’on les enlève? Est-ce qu’on les transforme? Est-ce qu’on crée un nouvel espace? Est-ce qu’on ajoute quelque chose, pour insuffler un autre narratif? Toutes ces méthodes sont complémentaires et les avis peuvent différer, la position commune est en tout cas de dire que cela ne peut pas rester en l’état.
Cette volonté d’avoir un groupe plus large pour mener ces réflexions est donc née de ces expériences et de ces rencontres?
LaFACeB ne se sentait pas légitime de mener cette réflexion seule, notamment car il n’y avait pas dans notre groupe des personnes originaires des pays colonisés par la Belgique. Nous avions par exemple envie d’aller vers l’association Bana Kongo et de manière plus générale vers la communauté afro-descendante de Verviers, d’une part pour que ces communautés soient représentées et d’autre part pour que nos propositions formulées par la suite soient plus légitimes.
Quel a été le processus pour cette concertation citoyenne, et quel en est l’aboutissement?
La Ville de Verviers s’est dotée d’un plan de lutte contre le racisme et a mandaté un groupe de travail associatif pour réfléchir à ces questions de décolonisation, chapeauté par le Centre régional de Verviers pour l’intégration (CRVI).
En 2024, nous avons organisé un colloque mêlant interventions d’expert·es et débats citoyens, qui a réuni 60 participants. Des pistes d’actions ont déjà émergé à ce moment- là et ces balises de réflexions nous ont vraiment été utiles pour la suite du processus.
Par la suite, des moments de rencontres avec les personnes intéressées de continuer la réflexion avec nous ont été proposés. Ainsi est né le groupe de concertation citoyenne, composé d’une trentaine de personnes qui n’étaient pas forcément impliquées à chaque étape ni en même temps, mais qui avaient à coeur d’aboutir à la formulation de pistes d’actions concrètes et de recommandations en matière de décolonisation de l’espace public.
Une partie de ces pistes d’actions nécessitent une voie officielle, elles seront donc adressées à la Ville de Verviers via le collège communal.
Même s’il y a de bonnes énergies autour de ce travail, on sait que les démarches institutionnelles prennent du temps, changer le nom d’une rue, par exemple, ne se fait pas du jour au lendemain. La raison d’être du groupe ne s’arrête pas à cette démarche officielle, même si elle est importante et qu’il y a un souhait réel qu’un travail soit fait sur ces traces coloniales.
La concertation a l’objectif de continuer de faire vivre cette thématique, de se souvenir des victimes de la colonisation et de faire entendre une autre mémoire, que ce soit par le biais d’événements ou de rencontres.
DANS LES RUES
TRACES DE LA PROPAGANDE COLONIALE À VERVIERS
Le groupe de concertation citoyenne a pointé les lieux suivants comme étant les plus importants. Présentation et remise en contexte historique.
Avenue Léopold II
Comme beaucoup de villes, Verviers compte son avenue Léopold II. Prestigieuse artère de 660 mètres, située sur les hauteurs, plantée d’arbres et abritant les vastes villas entourées de parcs, anciennement propriétés des patrons d’industrie. Notons qu’un buste du roi trône également à l’Hôtel de Ville.
Léopold II, roi des Belges, obtient en février 1885 un territoire de deux millions et demi de kilomètres carrés, soit 80 fois la taille de la Belgique! Sans jamais y mettre les pieds, le monarque va le faire exploiter sans répit.
Dans les débuts de la colonie, l’ivoire est le principal produit d’exportation, mais l’invention du pneu en caoutchouc en 1888 ouvre un nouveau marché.
Le travail forcé et la violence sont utilisés pour collecter le caoutchouc à moindre coût. Des travailleurs qui refusent de participer à la collecte du caoutchouc peuvent être tués et des villages entiers rayés de la carte. Les mains des travailleurs dont le rendement est jugé insuffisant sont coupées par des soldats de la Force publique qui doivent rendre compte de chaque coup de feu tiré en ramenant les mains de leurs victimes.
Léopold II s’appropria le Congo avec quelque 10 millions de morts sur sa conscience. Les bénéfices que Léopold a réalisés sur le dos de l’esclavage au Congo ont financé une série de grands monuments pour cimenter son héritage, de l’imposant Arc Cinquantenaire de Bruxelles, aux boulevards comme celui qui relie la capitale à Tervuren, aux innombrables statues érigées en son honneur, à la fois pendant son règne de 44 ans et après sa mort en 1909.
Si, vers 1910, la Belgique est la seconde puissance économique mondiale, c’est grâce aux richesses puisées au Congo.
Plaque commémorative: escaliers de la Chic-Chac
En bas des escaliers de la Chic-Chac, on remarque une plaque commémorative sur laquelle on peut lire: "La Ville de Verviers à ses enfants morts au Congo au service de la civilisation", ainsi que les noms de quinze pionniers verviétois mis à l’honneur.
Le mot "civilisation" est central dans la propagande coloniale. La colonisation, qui est une entreprise de prise de pouvoir sur d’autres peuples et de prise de possession de ses terres et de ses ressources, est présentée comme ayant un but humanitaire.
Il s’agit de faire entrer dans l’inconscient collectif l’idée que ces personnes, ces peuples ne savent pas s’organiser et ont besoin qu’on les dirige, qu’on les sauve. Pour, selon les termes de Léopold II, "briser les résistances", on construit l’idée que les Belges sont allés là en héros pour apporter la civilisation à des peuples qui n’en avaient pas, pour apporter la religion, l’instruction, les hôpitaux, le chemin de fer…
Mais, ce qui motive la colonisation, c’est bien l’enrichissement, l’appropriation des ressources et le prestige!
Place Général Jacques
Le général Jacques est né en 1858 à Stavelot et décède en 1928 dans la commune bruxelloise d’Ixelles. Un grand boulevard porte d’ailleurs son nom à Ixelles, et différents monuments lui rendent hommage un peu partout en Belgique. Au début de sa carrière militaire, il offre directement ses services à l’État indépendant du Congo. Il embarque pour la première fois en 1887 pour l’Afrique Centrale. Il y passera en tout quatre séjours successifs. Il contribuera activement à la conquête du territoire par l’armée belge et il sera cité dans le rapport "Casement" qui fait état des nombreuses exactions belges au Congo
Les balades décoloniales proposées ponctuellement à Verviers apportent bien d’autres éléments de décryptage!
Prochain rendez-vous le dimanche 25 mai → INFOS
Sources:
Congo Hold-Up, le Club de Mediapart, Freddy Mulongo, 24/11/21.
Trame pédagogique : Sur les traces de la propagande coloniale à Verviers, Collectif LaFACeB.