Ces derniers mois, nous avons abordé dans ce magazine plusieurs problématiques qui ont été révélées ou amplifiées par la crise sanitaire : précarité, exclusion, intégration, vie scolaire, inégalités en tous genres...

En tant que Centre culturel, il nous semble important aujourd'hui de mettre un coup de projecteur sur les difficultés que rencontrent les artistes et tous les métiers du spectacle actuellement. En mars, les projecteurs, justement, se sont éteints pour l'ensemble du secteur culturel, laissant exsangues des milliers d'artistes, technicien·ne·s et intermittent·e·s. 






J'aurais voulu être un artiste... avec ou sans statut

Au fil des mois et jusqu'il y a peu encore, cartes blanches, pétitions, interpellations du monde politique, manifestations ou encore appels à la solidarité sur les réseaux sociaux n'ont cessé de circuler, pour faire état de l'urgence de la situation. Au cœur du débat notamment, une demande qui ne date pas d'hier : la révision en profondeur du statut d'artiste.

Car quand on ne s'appelle pas Angèle, François Damiens ou Arno, comment fait-on pour gagner sa vie ? Et bien on tente d'obtenir ce fameux statut, qui fait surtout office d'exception à la règle de fonctionnement des indemnités de chômage. Autrement dit, si l’artiste obtient ce statut, c’est qu’iel est reconnu·e comme chômeur·euse. Chaque artiste doit dès lors, a priori, s’intégrer dans l’un des trois statuts sociaux existants (salarié·e, indépendant·e ou fonctionnaire)... Sauf qu’aucun de ces trois statuts ne prend en compte les spécificités du travail artistique (par exemple l’irrégularité des revenus, l’intermittence, les contrats de [très] courte durée, les périodes non rémunérées de préparation, de répétition, d’écriture...).



Le fait que nos institutions assimilent l'artiste sous statut à un·e demandeur·euse d'emploi a de quoi questionner. Nos artistes sont de plus en plus reconnu·e·s en Belgique et à l’étranger, leur travail rapporte de l'argent, mais les incohérences législatives perdurent.

En mai dernier, un collectif rassemblant 300 personnalités francophones et flamandes du monde culturel belge pointait ce paradoxe dans un courrier adressé au gouvernement : "Notre secteur souffre d’une précarité structurelle préexistante que nous n’avons cessé de dénoncer. (...) Il est temps de prendre acte de la situation et de proposer aux artistes de ce pays et à toutes celles et ceux qui travaillent à leurs côtés un statut digne de leurs compétences et une protection sociale qui leur donne l’assurance de survivre à cette crise."

Intermittent et tant

L'intermittence est, certes, inhérente au métier d'artiste, mais touche aussi d'autres catégories de personnes, dont la situation ne permet pas de garantir des revenus stables, ou de bénéficier d'une couverture sociale, entraînant une certaine précarité: horeca, titres-services, flexi-jobs, auto-entreprenariats, etc. "Les artistes ne sont pas les seuls chômeurs à subir les tracasseries de l’Onem et une suspicion permanente de fraude. Pour des raisons multiples, l’intermittence est dans l’air du temps et dans l’ère du capitalisme actuel, et ne pas en tenir compte est devenu politiquement inacceptable. La crise sanitaire était l’occasion d’en prendre la mesure en traitant, enfin, de la même manière toutes les personnes dont les revenus sont frappés d’irrégularité et d’incertitude" écrivaient Laurent d’Ursel, artiste contemporain militant et Martin Willems, responsable national ACV-CSC dans une carte blanche au Soir en juillet dernier.



Sources : 
"Coronavirus en Belgique : les artistes, grands oubliés de la crise?", rtbf.be, le 5 mai 2020
"La culture est vivante grâce à des milliers de travailleur·euse·s", Le Soir, Cartes blanches, le 11 mai 2020
"Ceci n’est pas un statut d’artiste", Elle, le 26 avril 2019.


Entretien
"La plus grande chose que l'on puisse offrir à un artiste, c'est un peu de reconnaissance"


Photo: Michel D'Ascenza

Bruno Herzet est musicien et animateur saxophone et clarinette. Cela fait 23 ans qu'il enseigne au sein des Ateliers du Centre culturel de Dison. Un long parcours, toujours emmené par le plaisir du jeu, que ce soit au sein de la bonne dizaine de groupes musicaux dont il fait partie, ou lors de ses cours. Il ne dissocie pas ces deux activités, elles sont complémentaires et lui amènent un équilibre au quotidien.

Un équilibre fragile qui a été sérieusement compromis ces derniers mois et qui lui donne l'impression de "marcher sur une patte", comme il le dit si bien. Avec Bruno, nous avons parlé statut, précarité, intermittence, mais aussi création, passion et épanouissement.

La crise sanitaire a mis en lumière la précarité des artistes, qui préexistait par ailleurs. Le statut d'artiste est-il une solution adéquate?

Bruno Herzet : Je suis indépendant complet dans la musique depuis 6 ans, mais avant cela, j'ai eu le statut d'artiste pendant 8 ans. Ce statut a le mérite d'avoir été créé, le problème, c'est qu'il a été détricoté au fil du temps. Ce n'est pas un statut en réalité, c'est un chômage complet indemnisé qui permet de bénéficier d'une protection de l'intermittence. Il y a une part de l'administration qui ne reconnaît pas cette intermittence comme un droit, comme quelque chose de constructif pour la culture. Ce qui est difficile à gérer pour nos dirigeants, c'est le fait qu'il n'y a pas une façon d'être un artiste. Essayer de faire rentrer tout le monde dans le même tiroir, ça ne fonctionne pas, ce n'est pas possible.

Le regard de la société sur les artistes est parfois aussi peu valorisant non?

Quand on me demande quel est mon métier et que je réponds "musicien", on me répond bien souvent "oui mais pour gagner ta vie tu fais quoi?", c'est devenu une blague, mais c'est la façon de penser de beaucoup de gens. On croit que les artistes ne travaillent que lorsque les productions sont montrées sur scène. Avant de proposer un spectacle, il y a beaucoup de préparation, de répétitions, de concertations, de mise en place. Je m'épanouis plus en étant indépendant, car personne ne pourra me dire que je vis aux crochets de la société. C'est l'un des autres problèmes du statut d'artiste, on marginalise, on dit que c’est une façon de profiter du système, c'est très péjoratif par rapport au métier.

Quelles ont été les répercussions directes de la COVID-19 sur ton/tes métiers?

Cette année, sur 22 concerts programmés, j'ai joué trois fois. Je ne suis pas encore dans un processus de reprise, je vis au jour le jour, on a énormément d'incertitudes sur les agendas. Ce qui m'inquiète, c'est qu'on va tomber dans la saison calme au niveau de la scène après une autre saison calme qui aurait dû être très active. L'intermittence, c'est ça aussi, on sait qu'on va bosser six mois, mais il faut manger toute l'année, on l'anticipe. Ici, on n'a rien pu préparer, rien pu mettre de côté. Heureusement, j'ai la possibilité de donner des cours, donc je compense un peu l'inactivité hivernale par la période scolaire. Au-delà de l'aspect financier, c'est un plaisir pour moi, et c'est un manque qui agit sur le moral aussi, sur la façon dont on va s'impliquer autant dans les cours que dans sa vie personnelle. 

Aujourd’hui, de quoi manquent les artistes? De moyens? De reconnaissance? De visibilité?

Un peu tout à la fois, mais je pense que la plus grande chose que l'on puisse offrir aux artistes, c'est un peu de reconnaissance. Certains projets souffrent aussi d'un manque de visibilité, car ils ne parviennent pas à s'insérer dans certains réseaux, ça devient presque impossible d'être programmé quelque part. Les Centres culturels ont aussi subi des coupes de budgets et ne peuvent pas forcément pallier ce manque, on comprend, mais cela reste dommageable pour les artistes qui veulent présenter leur spectacle et le faire vivre.

La culture est-elle une action de première nécessité selon toi?

J'ai souvent joué pour la biennale de la Maison Internationale de la Poésie à Bruxelles. Le président de l'institution, Arthur Haulot, a défendu bec et ongles tout au long de sa vie l'idée que sans poésie, le monde n'a pas de sens. La poésie permet de dire des choses à la croisée entre le rêve et l'analyse sociétale. Pour moi, la culture, c'est pareil, c'est une façon de s'exprimer, d'intégrer, de faire connaissance avec d'autres cultures surtout. Le repli sur soi, c'est la crainte de perdre son identité. Moi, je n'ai pas peur de perdre mon identité, ce qui me fait peur par contre, c'est de ne pas comprendre la personne en face. La culture a vraiment un rôle à jouer en ce sens, car elle permet de converser avec les autres autrement qu'avec les mots.


                                               Illustration: Odile Brée