La charge mentale, selon la définition de Monique Haicault, est le "fait de devoir penser simultanément à des choses appartenant à deux mondes séparés physiquement".

Dans les années ’80, cette sociologue française parle de la double journée à laquelle sont confrontées les femmes qui travaillent à l’extérieur et répondent à leurs obligations professionnelles tout en assumant la gestion du foyer et les tâches ménagères. Elle publie alors un article intitulé La gestion ordinaire de la vie en deux. Monique Haicault y parle des journées des femmes, la journée du travail et la journée à la maison. Car cette charge mentale, c’est aux femmes qu’elle s’applique.

Pendant une trentaine d’années, la charge mentale a gentiment été remisée sous le tapis. Et puis en 2017, on vit comme une sorte de révélation grâce à Emma Clit et à sa BD Fallait demander (Un autre regard, tome 2, Massot Éditions). Sur Internet, le livre devient un phénomène et est partagé plus de 200 000 fois. Soudain, la charge mentale devient un sujet de société.


Les femmes épuisées de penser à tout, tout le temps


Le concept de "charge mentale" représenté par Emma introduit une idée nouvelle : même lorsque la répartition des tâches est équilibrée, ce sont les femmes qui les organisent. "Quand le partenaire attend de sa compagne qu’elle lui demande de faire les choses, c’est qu’il la voit comme la responsable en titre du travail domestique. C’est donc à elle de savoir ce qu’il faut faire et quand il faut le faire", écrit la dessinatrice.

Elle poursuit : "le problème avec ça, c’est que planifier et organiser les choses est déjà un travail à plein temps". Un travail à plein temps qui oblige souvent à rogner sur les loisirs, voire sur ses ambitions professionnelles. Le succès de cette bande dessinée est viral et ses dessins sont fortement relayés dans la presse et la sphère féminine. Avec humour et à grand renfort d’exemples empruntés au quotidien des couples, elle sensibilise hommes et femmes au concept et les guide vers des pistes de réflexion.

La bande dessinée d’Emma a mis un mot sur quelque chose qui existe, dont on n’est pas forcément conscient·e tant cela fait partie du quotidien. Soudain, une notion floue qui recouvre le fait de se sentir dépassée, d’être fatiguée, de ne jamais déconnecter, d’être énervée sur son partenaire, de ne jamais avoir de temps, d’avoir à réfléchir à plein de choses en même temps, cette notion a un nom et est partagée par des millions de femmes.



Tu veux que je t’aide ?

L’Observatoire des Inégalités a constaté qu’entre 2003 et 2016, le partage des tâches domestiques et familiales n’avait pas progressé d’un poil. 80 % des femmes font la cuisine ou le ménage au moins une heure chaque jour, contre 36 % des hommes. Dire que l’on aide, c’est déjà reconnaître que la tâche n’est pas la nôtre, qu’elle appartient à l’autre et que l’on est "bon prince" si on aide.

Là, en deux mots, on peut faire comprendre que "aider" n’est pas le mot magique ou la solution à l’allègement de cette charge dévolue aux femmes. Il y a des hommes qui n’aident pas assez, qui n’aident pas du tout, qui aident sans prendre en charge l’ensemble d’un procédé de A à Z. Comme il y a aussi des femmes qui aiment tout maîtriser, des femmes avec un niveau d’exigence tellement élevé qu’elles préfèrent finalement faire elles-mêmes ou encore des partenaires qui ne vivent pas au même rythme ce qui peut entretenir de l’irritation en continu, des deux côtés.

Un problème de société

"Ces comportements n’ont rien de biologique ou d’inné. Nous naissons dans une société où l’on va mettre très tôt des poupées et des aspirateurs dans les mains des femmes", écrit la dessinatrice Emma en guise d’explication, évoquant un "conditionnement" qui se perpétue autant dans les foyers que dans les médias, en passant par le milieu du travail. Ce constat, de nombreux rapports et nombreuses études le soulignent. "Toutes les politiques de promotion de l’égalité butent sur un obstacle majeur : la question des systèmes de représentation qui assignent hommes et femmes à des comportements sexués, dits masculins ou féminins, en quelque sorte prédéterminés", écrivait, par exemple, l’Inspection des affaires sociales en 2012, dans un vaste rapport sur le sexisme et la petite enfance (1).

En Belgique, 15,3 % des femmes ont comme occupation principale d’être au foyer, contre 3,4 % des hommes. Et si l’on considère uniquement les personnes au foyer, on voit que 82,8 % d’entre elles sont des femmes. Ces éléments sont une bonne indication du fait que les deux sexes n’ont pas les mêmes activités dans notre société.

Peut-on alléger la charge mentale ?

Pour enrayer ce phénomène, les nombreuses tentatives au niveau individuel se soldent par un échec. Car cette répartition des tâches ne dépend pas que de décisions individuelles. Elle ne se limite pas pour les femmes à essayer de "lâcher prise" ou à diminuer leur niveau d’exigence. Elle ne se limite pas non plus à ce que les hommes prennent une part plus active dans la gestion familiale, même si cela est plus que souhaitable. Les entreprises peuvent jouer un rôle en favorisant de meilleures conditions de conciliation de la vie de famille avec la vie pro. Les politiques publiques peuvent alléger l’exploitation domestique : ouvrir des crèches, imposer un congé paternité obligatoire et rémunéré, diminuer le temps de travail obligatoire, etc.

Sources :
La charge mentale ? C’est le fait de toujours devoir y penser ! Le Sillon belge, DJ, 4 mai 2019.
Charge mentale, le syndrome des femmes épuisées, ACRF, 2018.
(1) Rapport sur l’égalité entre les filles et les garçons dans les modes d’accueil de la petite enfance, Brigitte Gresy, Philippe Georges, Inspection générale des affaires sociales, France, 2012





Interview
"Une journée ordinaire", du théâtre-action sur la pression à la beauté



Les 25 et 26 mars prochains, le Centre culturel de Dison accueillera sur ses planches une création de théâtre-action "Une journée ordinaire". Ces représentations seront le point d’orgue d’une série d’ateliers menés en partenariat avec le Théâtre de la Communauté, Soralia et Présence & Action Culturelles.

Cet atelier, mené et composé exclusivement de femmes de la région, a choisi pour thématique la charge mentale sous le point de vue de l’apparence physique. Le spectacle pointe ainsi les obligations de tendre vers un idéal féminin promu par les publicités, les réseaux sociaux et les médias.

Un sujet qui concerne tous les âges

Geneviève Cabodi travaille pour le Théâtre de la Communauté et met en scène le spectacle, elle nous explique comment ce sujet a été choisi : "Lorsque nous nous sommes réunies avec les travailleuses de PAC et Soralia, il y avait la demande de travailler sur la charge mentale domestique. Après beaucoup de discussions avec les 6 comédiennes, nous avons réalisé que la véritable envie était de parler des stéréotypes physiques, au départ en pensant à nos propres filles, qui sont très soucieuses de l’image qu’elles renvoient via les réseaux sociaux. Au fil des ateliers, nous nous sommes rendu compte que ces pressions ne touchaient pas que les plus jeunes, nous sommes toutes concernées !" L’incarnation de la beauté change selon les époques, mais la pression reste quant à elle constante : "Nous sommes plusieurs dans le groupe à avoir plus de 50 ans, le canon de beauté à nos 15-16 ans c’était la filiforme Jane Birkin, aujourd’hui c’est la plantureuse Kim Kardashian. En tant que fille, en tant que femme, il y a cette idée qu’il faut correspondre à une image qui n’est pas soi."

"Magnifaïque", vraiment ?

Le groupe a ainsi aiguisé son regard avec dans le viseur la manière dont les femmes sont représentées dans la publicité, à la télévision ou sur les réseaux sociaux. Une émission très connue a retenu leur attention et a eu un impact sur la suite du travail théâtral : "Les reines du shopping est un programme que tout le monde connaît et que beaucoup de gens regardent. Dans ce programme, les femmes en jugent d’autres et sont particulièrement dures dans leur propos. Cet exemple nous a amenés à réfléchir à l’importance de cultiver un regard bienveillant entre femmes, à ne pas rentrer dans la mécanique de la comparaison".

Dans le cas des Reines du Shopping ou de Incroyables transformations, le message sous-jacent est donc de dire aux femmes comment elles doivent s’habiller, se maquiller, se coiffer… avec pour guides des critères arbitraires. Ce n’est malheureusement pas le seul exemple en la matière : "Ce projet a éclairé nos points de vue. De prime abord, on pourrait se dire que quelques pubs ou une émission ce n’est pas bien grave, mais nous avons pris la mesure du caractère constant de ces représentations, on a des exemples à la pelle d’images que l’on croise sans arrêt et qui nous imposent des obligations à nous transformer pour correspondre à des standards inatteignables. C’est une pression constante. Et par ailleurs, toutes ces transformations coûtent cher !" 

Vers une possible transformation… de regard ?

Poser ce constat de la charge mentale physique est-il une manière de la désamorcer ? Geneviève conclut : "Cela permet en tout cas de la voir, de la conscientiser et si possible de sortir de l’oppression. Une des comédiennes d’Une journée ordinaire a dit une phrase fantastique. Lors d’une scène, elle se trouve face à une chirurgienne esthétique qui lui dit que son ventre doit être refait, elle répond que son ventre représente le souvenir de ses trois grossesses et qu’il n’est pas question d’y toucher. Face à cette obligation de ventre plat, sa réponse est assez simple, c’est non. C’est aussi le sens de cette pièce, comment pouvons-nous aimer nos corps qui ne correspondent à rien d’autre qu’à nous-mêmes ?"




#TASPENSEA
La toile s’exprime

Fin 2018, Madame sourire ou Marie (maman, prof et féministe comme elle aime à se décrire) rebondit également sur le sujet et crée le compte Instagram "Tu as pensé à" ou #taspensea.

Chaque jour, des femmes de toutes parts lui envoient leurs témoignages de ce que signifie pour elles la charge mentale. Elle les relaie ensuite sur son compte Instagram. "C’est terrifiant de comprendre qu’on a toutes été socialisées de cette manière. (…) Cela nous a paru normal de tout organiser, de tout gérer. On s’est même dit que cela venait peut-être de notre caractère", dit-elle.

Quelques exemples de définitions apportées par des femmes de tous horizons :

"Pour moi la charge mentale, c’est quand on me dit que j’ai de la chance d’avoir un mec qui m’aide. Mais personne ne lui dit qu’il a de la chance d’avoir une copine qui assure tout." 

Conversation du soir : Elle : "Tu peux penser à sortir la poubelle demain soir ?" Lui : "Tu peux m’envoyer un SMS une heure avant que j’y pense ?"

"Pour moi la charge mentale, c’est quand je fais exprès d’oublier des trucs auxquels j’ai pensé pour qu’il voie que c’est aussi à lui d’y penser."

"Pour moi la charge mentale, c’est quand mon mec doit amener un gâteau au boulot et que c’est moi qui le fais."

"Pour moi la charge mentale, c’est quand on me dit que je ne suis pas prête à l’heure alors que j’ai préparé nos deux enfants et les sacs de toute la famille."

"Pour moi la charge mentale, c’est quand mon conjoint et moi invitons des proches, nos invité·es s’adressent uniquement à moi pour leurs demandes : avoir un verre, des serviettes, savoir où se trouve le cendrier…"