Du 15 novembre au 31 décembre 2022, les centres culturels et les bibliothèques de Dison et de Verviers s’associent pour vous proposer le festival "Les mots nous rassemblent", une série d’activités dédiées à l’écriture et à la lecture.

Cette édition s’intéressera plus particulièrement aux barrières multiples qui complexifient l’expression et l’écriture d’une langue étrangère. Pour que les mots nous rassemblent, faut-il vraiment les connaître tous? Et si investir une nouvelle langue ne se limitait pas à l’acquisition de la grammaire, mais représentait bien plus? Ce dossier sera le point de rencontre de deux mises en mouvement. Le mouvement poétique d’Elisa Sartori d’une part, qui consacre un livre et une exposition aux difficultés de faire sienne une langue étrangère. Suivi par le mouvement concret et politique de l’association Lire et Écrire, dont le travail de terrain permet la mise en lumière de la problématique du "tout numérique".



Interview
"C'est un défi de s'exprimer dans une langue qui n'est pas la sienne"

Du 30 novembre au 30 décembre, la Bibliothèque de Verviers accueillera J’ai déjà réussi à te dire tout ça, une exposition basée sur le livre d’Elisa Sartori Je connais peu de mots. Dans cet ouvrage, Elisa Sartori questionne notre rapport à la langue sous forme de leporello, un livre qui se déplie en 8 volets et se lit recto-verso dans un mouvement circulaire pouvant se faire à l'infini…

Elle y raconte la joie et la fierté de pouvoir communiquer dans une nouvelle langue, même quand on n’en connaît que peu de mots. Et Elisa Sartori sait de quoi elle parle. D’origine italienne, elle ne connaissait pas le français lorsqu’elle est arrivée en Belgique. Et elle a dû l’apprendre. Pour elle, apprendre une nouvelle langue, c’est comme apprendre à nager… Le tout est de se jeter à l’eau, avec angoisse, avec joie aussi… Et se sentir fière d’avoir appris, même si la technique n’est pas parfaite.

Les mots manquent pour parler de cet ouvrage, car c’est une sensation qu’il laisse, comme une empreinte. Les mots propulsés dans les nappes aquatiques à l’encre bleue célèbrent en finesse les victoires intimes et les dépassements quotidiens, ce livre tout entier est une invitation à les célébrer. Car tout comme ce leporello que l'on peut lire à l'infini, on n'en finit jamais d'apprendre sa propre langue et celles des autres…



Qu’est-ce qui vous a conduit à créer ce livre, qui se retrouve aujourd’hui décliné dans cette exposition?

Je suis arrivée en Belgique il y a 10 ans pour m'inscrire à l'Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, car c'est la seule où il est possible de suivre un cursus sur la création de livres, qui mêle l'illustration et l'écriture. Ce projet est né pendant ma deuxième année d'étude à l'Académie, c'était un moment où je commençais à me sentir plus à l'aise pour communiquer en français et je voulais le raconter dans un livre.

Vous sentiez à l'époque que ce que vous traversiez pouvait parler à d'autres personnes?

C'est en tout cas vraiment ce que je cherche à faire dans mes livres : raconter des histoires personnelles avec l'espoir que cela puisse toucher d'autres personnes, surtout celles qui n'ont pas vécu ce type d'expérience. C'est motivant, de pouvoir créer une forme de sensibilisation autour de ce sujet. À différents degrés, nous vivons tous et toutes cela à un moment de nos vies. Il arrive par exemple à beaucoup de gens de se retrouver un peu perdus ou isolés lors de vacances à l'étranger. Cela permet de comprendre ce que d'autres peuvent vivre de façon plus intense, à savoir le fait de changer de pays et d'apprendre une nouvelle langue.

Par ailleurs, même si on "connaît" sa langue, il est parfois difficile de trouver les mots justes pour s'exprimer au plus près de son ressenti intérieur.

Absolument, c'est quelque chose que je dis encore autour de moi: "Dans ma langue maternelle, je suis plus drôle, je m'exprime tout simplement mieux!". Quand je vivais encore en Italie, je suivais des cours de théâtre, je passais du temps à écrire, j'ai toujours aimé parlé en public, la communication n'était pas un souci. Le défi que j'aurai toute ma vie, c'est de parvenir à m'exprimer avec toutes les nuances que comporte une langue. Cela fait 10 ans que je suis ici maintenant et je commence à perdre certains acquis en italien, car je ne le pratique pas suffisamment. Et d'ailleurs, ayant quitté l'Italie à 23 ans, la façon dont je parle italien n'est pas tout à fait de mon âge, il y a un décalage un peu particulier. On apprend beaucoup de mots en 10 ans, on étoffe son vocabulaire, moi, je l'ai fait, mais en français !

Dans J'ai déjà réussi à te dire tout ça, les illustrations évoquent l'eau, l'immersion, pourquoi avoir choisi cette métaphore?

Plus jeune, j'ai travaillé dans une piscine, je donnais des cours aux enfants et aux adultes pour qui c'était le premier contact avec l'eau. Quand on ne sait pas nager, il peut y avoir cette peur, cette sensation que l'eau va nous tirer vers le bas. Ayant toujours été très à l'aise dans l'eau, j'avais du mal à imaginer le courage énorme qu'il faut pour dépasser cette appréhension. Pourtant, je suis moi aussi passée par là à un moment donné, comme tout le monde. J'avais donc envie de faire le parallèle entre la natation et l'apprentissage de la langue, car selon moi, il y a un lien très fort entre les deux. Savoir nager donne accès à des univers qui seraient inaccessibles autrement. Apprendre une langue, c'est un peu la même chose, cela permet de s'immerger dans une nouvelle culture.



Le livre aborde deux versants de l’apprentissage, les difficultés puis peu à peu la prise de confiance, c’était important que ces deux éléments figurent de façon équivalente dans ce projet?

Le cerveau est bien fait, il nous fait oublier que certains apprentissages sont laborieux. Pourtant, quand on commence une nouvelle discipline, il y a un moment de flottement où l'on a l'impression qu'on ne va jamais y arriver, qu'on n'est pas assez intelligent ou doué. Lorsqu'on dépasse cette phase, que l'on continue notre apprentissage, on finit par avancer et cela donne une autre dimension à ce qui paraissait insurmontable. La quête est devenue un acquis. Créer ce livre, c'était une manière pour moi de me souvenir à quel point ça avait été dur d'apprendre le français. Je voulais garder une trace de cet accomplissement, de ce sentiment de fierté!

La thématique du langage fera-t-elle partie de vos futurs projets artistiques?

Oui et non! Je pense clairement que mon thème de prédilection est la difficulté de l'apprentissage dans son ensemble. Je suis quelqu'un de très dyslexique, ça me donne envie de traiter ce sujet dans mes livres. J'ai un roman graphique en préparation qui sortira en 2024 à nouveau avec la maison d'édition CotCotCot. J'y parle du fait de changer de pays, cela s'adresse plutôt aux adolescents.

Que pourra-t-on voir dans cette exposition?

La démarche d'exposition a été intéressante, car j’ai pu exprimer autrement ce qu'il y a dans le livre. J'ai par exemple sérigraphié des pages issues du livre auxquelles se superposent des phrases et des objets assez personnels : une lettre que ma mère m'avait écrite pour m'encourager à poursuivre ma vie à l'étranger, mon billet d'avion vers la Belgique…. Cela permet au visiteur d'avoir plusieurs clés de lecture, d'aller vers ce qui l'intéresse, ce qui le rend curieux. Par ailleurs, j'ai co-créé il y a 8 ans un collectif de fresques "10eArte", je voulais que cette discipline soit également présente dans l'exposition. Il y a donc une structure assez importante dans l'expo sur laquelle des oeuvres murales évoquent le voyage. Elle se déploie comme le livre, en leporello (NDLR : livre qui se déplie comme un accordéon grâce à une technique particulière de pliage et de collage de ses pages).

Si vous deviez adresser quelques mots aux personnes qui vont la visiter?

Le livre se lit avec certaines "règles", il y a un début, une fin, on le parcourt dans l'ordre dans lequel je l'ai conçu. L’exposition est plus libre, je l’ai pensée de façon très ouverte, j'ai vraiment envie que l'on puisse y circuler tranquillement, aller vers ce qui nous intéresse, se laisser porter par le visuel, le texte… Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise façon de la regarder. Je voulais aussi que le parcours soit ludique, qu'il permette d'ouvrir un dialogue.


Mobilisation
Le digital par défaut, simple clic ou nouvelle claque ?

Ne pas maîtriser tous les codes langagiers implique bon nombre de difficultés au quotidien. Les citoyen·nes en difficulté de lecture et d’écriture disent non au "digital par défaut".

L'association Lire et Écrire, rejointe par une large partie du secteur de l’alphabétisation, attire l’attention sur le numérique "par défaut" instauré de manière accélérée dans les services commerciaux ou généraux (banques, TEC, CPAS…). Pour les personnes en difficulté de lecture et d’écriture, soit 1 adulte sur 10 en Belgique, cette dématérialisation signifie le non-accès à des ressources de base et la perte de droits essentiels.

Des personnes mises en difficulté

Prendre un rendez-vous médical, renouveler son abonnement de transports, remplir sa feuille d’impôt, s’inscrire comme demandeur ·se d’emploi… se fait désormais en ligne. Comme ces outils et usages sont largement liés à une maîtrise de l’écrit, les personnes peu scolarisées ou en difficulté de lecture et d’écriture sont donc, au premier plan, concernées par les transformations numériques et les inégalités sociales qu’elles induisent.

Elisabeth Plouvier, Chargée de sensibilisation à l’illettrisme pour Lire et Écrire Verviers nous explique: "À Verviers cette campagne et cette action se sont insérées dans la continuité d’un travail entamé il y a quelques mois. Nous avons sondé les associations alpha/FLE de l’arrondissement de Verviers concernant les situations problématiques rencontrées par les stagiaires dans leurs démarches administratives. Fort des informations collectées, nous avions alors adressé un courrier au Collège communal afin qu’il en soit tenu compte dans la réorganisation des services post-covid. Aux deux échevins qui nous ont répondu et expliqué ce qui existait à Verviers, nous avons rappelé l’importance d’un accompagnement humain pour les personnes vulnérables de par leur maîtrise de l’écrit ou de la langue française."



Une lettre ouverte adressée aux responsables politiques

Selon Lire et Écrire, il est urgent que ce processus soit "pensé" ou questionné. Il est indispensable de maintenir des canaux alternatifs, des espaces où les personnes qui se retrouvent démunies puissent trouver de l’aide pour réaliser ces démarches dans un monde de plus en plus numérisé qui leur fait de moins en moins de place. Le 8 septembre dernier, Journée internationale de l’alphabétisation, Lire et Écrire a décidé de lancer sa campagne de sensibilisation en occupant l’espace public sous forme de files silencieuses devant certains guichets fermés à travers la Fédération Wallonie- Bruxelles et en demandant, dans une lettre ouverte adressée aux responsables politiques, des mesures alternatives urgentes.

Rejoignez le mouvement!

Cette lettre ouverte est accessible sur le site www.lire-et-ecrire.be L’action est déjà soutenue par plus de 270 associations d’alpha, organismes proches, citoyens et citoyennes. N’hésitez pas à aller la signer vous aussi!