"Les jeux vidéo sont des espaces de vie". Rencontre avec Bruno Dupont, chercheur au sein du Liège Game Lab, une structure qui travaille le jeu vidéo comme objet culturel.















Présence : qu'est-ce que le Liège Game Lab?

Bruno Dupont : il s'agit d'un collectif qui se consacre aux recherches, à l'enseignement et à la médiation autour du jeu vidéo. Le Liège Game Lab rassemble des personnes qui viennent d'horizons très différents : histoire de l'art, langues romanes, communication, architecture, traduction… Cela permet d'avoir une vision interdisciplinaire du sujet. C'est d'ailleurs ce qui a fait l'originalité de ce projet, on interroge le jeu vidéo sous plusieurs angles.




Nous avons créé le premier cours de jeu vidéo en Belgique francophone, sous forme d'un cours-conférence. Nous proposons également des formations et des outils pédagogiques à différentes structures qui font de la médiation culturelle ou socioculturelle, avec l'objectif que la recherche universitaire puisse être utilisée et comprise par l'extérieur. C'est important pour nous de pouvoir amener cette expertise dans quelque chose qui est lié au monde réel, aux actions du quotidien.

Quand et comment le jeu vidéo est-il entré dans nos habitudes de consommation?

À la fin des années 60 ont émergé les premiers jeux, notamment Tennis for two, l'ancêtre de Pong, avec les raquettes de tennis de table. Il y a eu aussi Space War à la même époque, un jeu de bataille spatiale très rudimentaire graphiquement. Au début, cela permettait de voir comment une machine prévue pour autre chose peut atteindre des résultats intéressants.



C'est à partir de la fin des années 70, début 80 que l'on a vraiment commencé à jouer, dans les bornes d'arcade notamment, avec les grandes machines dans lesquelles on met des sous. On jouait principalement dans les universités, car c'était les seuls lieux qui disposaient d'ordinateurs assez puissants. On a progressivement commencé à jouer dans des salles dédiées, avant d'avoir le jeu allégé avec la console. Les habitudes de jeu ont évolué avec les avancées technologiques.

Le streaming révolutionne aussi la pratique depuis quelques années.

Oui, cela marque l'apparition d'un écosystème sportif, avec le fait de regarder des gens jouer, comme on regarderait le foot à la télé. C'est un développement très récent et encore actuel qui a commencé dans les années 2000 sur YouTube, puis sur des plateformes dédiées comme Twitch.

Le monde du jeu vidéo souffre-t-il encore de préjugés, qu'ils soient réels ou fictifs?

Toute nouvelle technologie ou média cristallise des peurs, ça a été le cas pour la littérature à la fin du XVIIIe siècle. Le jeu vidéo ne fait pas exception! Les premiers questionnements quant au jeu vidéo étaient d'ordre médical, la nocivité présumée du fait de regarder un écran pendant longtemps. Il y a eu aussi le rapport à la violence avec les tueries dans les écoles américaines.

Récemment, ce sont les questions liées à l'isolement et à l'addiction qui occupent le terrain. On perçoit souvent le jeu comme une activité plutôt solitaire, en dehors du monde social. C’est au contraire une activité très collective, qui s'exprime dans un lieu hautement social et qui réunit pas mal de gens autour de références
communes.

Ce que l'on constate, c'est que ces questionnements sont toujours liés à une certaine actualité, qui sont relayés dans les médias. C’est intéressant de voir le pendant différent, celui où les médias acceptent le jeu vidéo comme produit culturel et en parlent comme tel. Ce n'est pas parce qu'il y a quelques usages problématiques qu'on ne doit parler que de ça, on peut envisager le jeu vidéo comme une culture, comme un moyen d'expression.

Pourquoi le jeu vidéo est-il un média important par rapport à certains enjeux de société?

Il est d'abord important économiquement. On a tendance à dire que le jeu vidéo est la première industrie culturelle, ce qui est vrai et pas vrai à la fois, tout dépend comment on calcule. Il est en tout cas devenu très répandu auprès de la population, il touche tous les âges, sexes, orientations politiques… Il reste des différences d'accessibilité, mais on est loin du profil type du gamer, qui s'est beaucoup diversifié. Cela se ressent dans les jeux qui ont du succès actuellement, l'offre peut aller loin dans l'exigence technique, mais aussi au niveau des thématiques.

Existe-t-il un circuit alternatif du jeu vidéo, plus attentif à bousculer les schémas dominants?

Au niveau des modèles économiques, il y a ce que l'on appelle les jeux "triple A" qui, comme les blockbusters au cinéma, disposent de gros budgets et de grosses équipes. Ils sont bien sûr plus relayés dans les médias généralistes et spécialisés. Puis il y a les jeux indépendants, qui ne sont pas forcément indépendants de toutes structures, mais qui fonctionnent avec des plus petits budgets. Les thématiques sont souvent moins calibrées parce qu'elles ne sont pas censées s'adresser à tout le monde, il y a donc une plus grande liberté artistique. Cela ne veut pas forcément dire qu'ils sont meilleurs, il y a des bons triple A, comme il y a des bons indépendants. L'éthique indépendante placera plus son attention sur les ressorts narratifs que sur la qualité graphique.

Ce qui est super actuellement, c'est que les jeux triple A ont tendance à s'inspirer du courant indépendant et à montrer d'autres modèles. Le jeu Last of us II (jeu de survie dans un univers post-apocalyptique) a par exemple intégré un personnage transgenre, sans vision moralisatrice, mais dans une volonté de montrer une réalité plus large.



Comment le jeu peut-il accompagner l'esprit critique chez ses joueurs et joueuses ? Que le jeu soit porteur d'une critique sociale ou au contraire d’une idéologie dominante à décrypter?

"Décrypter" est le bon terme, car comme tout média, le jeu a son langage et nécessite de la médiation, de l'éducation, de la discussion. Il y a plein de manières différentes de le faire. J'ai l'exemple des Black Girls Gamers en tête, il s'agit d'un groupe de femmes noires qui font des streaming de jeux vidéo. Elles plaident pour plus de représentativité dans le jeu vidéo, elles démontent les clichés racistes et sexistes. Ce collectif discute autour du jeu vidéo d'un point de vue particulier, en remettant en question certaines visions et en proposant des alternatives.

On peut aussi parler avec le jeu vidéo, en faisant des ateliers où l’on prend le jeu comme il est, on y joue, puis on réfléchit aux mécaniques derrière ce jeu, qu’elles soient positives ou négatives. Cela permet de créer une forme d’opposition ou de collaboration, cela ouvre la discussion sur des jeux qui peuvent être inspirés de ressources littéraires ou cinématographiques, voire d’événements de la réalité.

Enfin, la dernière catégorie selon moi se situe au niveau de la création, le fait de développer soi-même un jeu vidéo. L’apprentissage est intéressant au niveau technique et citoyen. Nous menons ce genre d’atelier avec le Liège Game Lab ; on essaie d’utiliser le jeu vidéo comme un moyen d’exprimer une thématique citoyenne, que ce soit l’environnement, le harcèlement, l’urbanisme, etc. On a de bons résultats avec cette pratique, il y a d’une part la fierté de réussir à faire les choses par soi-même, d’autre part le fait de susciter des réflexions sur différents sujets et par ricochet de faire réfléchir les gens autour. L’avantage est de pouvoir créer du dialogue avec un outil qui est en vogue, qui permet d’agir plutôt que de regarder. ●

Infos : Liège Game Lab (Rue des Croisiers, 17 – 4000 Liège) www.liegegamelab.uliege.be


Analyse
Le jeu vidéo est-il politique?

Le jeu vidéo touche des publics très variés. Pour bon nombre d’entreprises ou d’institutions, il représente donc un support attractif de vente. Au-delà de l’aspect publicitaire, ce média peut-il devenir un instrument politique ou de lobbying? Décryptage d’un cas concret avec Bruno Dupont.

"Lorsqu’on touche à la question de l'utilisation que font différents groupes de pression, d'opinions, de partis politiques, d'entreprises de médias populaires… C'est de la publicité finalement. C'est prendre les gens là où ils sont et essayer de les amener quelque part. Pour le jeu vidéo, c'est en partie fantasmé et en partie vrai."

Dans les années 2000, l’armée des États-Unis crée le jeu America’s Army, dans le but de faire du recrutement. "C'est clairement une représentation biaisée et pro-américaine, avec un jeu qui s'adresse aux jeunes."



Pour contrer cette propagande, l’artiste Joseph Delappe, connu pour ses interventions explorant les problèmes de société à travers les nouveaux médias et les jeux interactifs, propose une autre vision avec sa performance Death in Iraq. "Il s’est immiscé dans le jeu et s’est volontairement laissé tuer plusieurs fois. À chacune de ses morts virtuelles, il mettait en ligne une liste des soldats morts en Irak, une façon de donner un contrepoint : OK, le jeu permet de s’exercer au maniement des armes, OK, l’armée permet de servir son pays, mais n’y a-t-il pas quelque chose de mortifère derrière?".


Phénomène
Animal Crossing, le jeu vidéo du confinement.

Pêcher, cueillir des fruits, remodeler des paysages, s’adonner au troc avec les villageois… des activités simples, des activités hors de portée en ces temps de confinement, des activités qui font rêver. C’est justement ce que propose le jeu vidéo Animal Crossing.



Lors de la sortie de ce nouvel opus de Nintendo en mars 2020, le jeu fait des ravages, tant il semble le cocktail parfait d’onirisme et de bienveillance en cette période sombre. Animal Crossing s’est vendu à 11,77 millions d’unités en seulement onze jours. Jamais un jeu sur la console Switch n’avait connu un tel démarrage depuis son lancement en 2017. Seulement dix jours après sa sortie, ce jeu est déjà devenu le septième titre le plus vendu sur la Switch. La consommation de jeux vidéo augmente logiquement durant le confinement. Mais Animal Crossing les surpasse tous. "La Covid a fait ressortir le fait que les jeux vidéo sont des espaces de vie, où l’on peut vivre parallèlement, en même temps que la vie quotidienne." nous dit Bruno Dupont.

Cette nouvelle édition d’Animal Crossing n’a pas changé, mais l’époque, si. Hier, son imaginaire bienveillant, ses promenades le nez au vent, ses visites au musée et ses discussions avec des voisins pouvaient passer pour vaines, voire gentiment niaises. Aujourd’hui, ils sont comme autant de bouffées d’oxygène. Une minuscule raison de se réjouir, mais surtout, de partager : "C'est un univers très édulcoré, avec des petits animaux tout gentils et en même temps, il y a tout un système économique qui ressemble très fort au nôtre : il faut vendre et échanger des choses, gagner du terrain, rendre son habitat plus joli (aussi pour le regard du voisin). Cela ressemble à la fois à ce que l'on vit tous les jours en dehors du confinement, tout en étant très éloigné de la réalité. Ce mélange des deux a semble-t-il beaucoup attiré les gens, qui y jouaient déjà ou pas!" conclut Bruno Dupont. ●

Sources:
"Animal Crossing, le jeu vidéo star du confinement", Le Temps, 10.05.20
"Animal Crossing : un jeu vidéo comme antidote au confinement", Le Monde, 9.04.20.



Illustration: Odile Brée.